Cinq minutes avant minuit…
Confortablement allongée sur le canapé blanc parmi les coussins multicolores, son plaid électrique la couvrant d’une douce chaleur, elle se disait que la vie de retraitée était vraiment un beau cadeau. Sur la table basse, une tasse de café et un verre de Porto où elle trempait les lèvres avec un plaisir évident, pendant qu’un film d’amour et de passion de Jane Austin égrenait à la TV les somptueuses images de jeunes filles amoureuses et de beaux militaires en uniformes blancs et rouges, selon la mode du 19ème siècle.
Dehors, un brouillard épais glissait entre les immeubles et un grand silence envahissait peu à peu les rues de Meyrin. Trente-et-un Décembre 2016, minuit moins cinq. Soudain, la sonnerie du téléphone brise l’ambiance « cosy » et une voix lugubre se fait entendre.
« J’attends toujours tes excuses. »
« Mais qui est à l’appareil ? »
« C’est moi et je veux des excuses. »
« Ah, c’est toi, l’Oiseau Bleu des Carpates ? Mais quelles excuses ? »
Soudain un coup de feu éclate coupant l’étrange dialogue… Non, ceci n’est pas le début d’un polar, ni la fin. Mais la petite chronique d’une nuit de Nouvel An à Meyrin. Des joyeux pétards éclatent dans la rue, des cris de jeunes en fête, des motos qui démarrent. Les douze coups de minuit. Vive la nouvelle année ! Joie et allégresse pour tous ! L’Oiseau Bleu des Carpates reste accrochée au téléphone avec son éternelle voix triste et agressive.
Alors Elle soupire et essaye de consoler cette copine qu’elle devine terriblement malheureuse pour faire un pareil appel une nuit de Nouvel An. Elle commence à lui parler gentiment, tout en gardant un œil sur l’écran multicolore. Ecosse : Tartans qui s’envolent, cavalcades, musique nostalgique de cornemuse, châteaux dans la brume et prairies à l’infini.
Peine perdue. L’ « Oiseau Bleu » n’en démord pas, elle veut des excuses car elle n’aime pas être critiquée et avec bec et ongles elle griffe l’air et le temps en murmurant les petites phrases vénéneuses dont elle a le secret. A l’autre bout du fil, son interlocutrice les ramasse avec deux doigts et les jette dans la poubelle de la cuisine : clic-clac et le couvercle est fermé d’un coup de pied. Puis elle met en route la machine à café. Pauvre petite ! Malgré ses quatre-vingts ans, « Oiseau Bleu » est toujours mignonne et élégante mais les petites hormones de la bonne humeur ont disparu à tout jamais. Et rire, chanter, rigoler… ? En fait elle était née pour le bonheur dans une famille aimante, mais la vie l’a rendue si négative qu’elle fait le vide autour d’elle, ses amies s’éloignant les unes après les autres. Pas moyen de lui faire comprendre que le bonheur on le fabrique toute seule, sans l’aide de personne. Et la rancune, la jalousie, à la poubelle !
Et puis il y a les « drames » de sa vie. Tout d’abord une bande vulgaire de « Pigeons » qui roucoulent et prennent l’apéro sur son balcon… Comment les chasser ? Chaque année elle se lamente et refuse les conseils de ses copines qui lui proposent même de lui installer un grand filet de nylon transparent. Les années passent et, chaque été, la même bande de pigeons revient s’installer, sans gêne, sur son balcon.
Autre drame : la Femme de Ménage. « Tu comprends, lorsqu’elle passe l’aspirateur sur mon tapis, elle le passe dans tous les sens et il se forme alors des bandes plus claires et d’autres plus foncées.» Combien des fois on lui a dit : « Où est le problème ? Ou tu balances le tapis, ou tu balances ta femme de ménage. » Le temps passe et l’ « Oiseau Bleu » se morfond dans son petit studio si tristounet qu’on dirait la salle d’attente d’un vieux cabinet dentaire.
Et les voisins du haut, si bruyants la nuit ? Encore un drame ! Appelle la Police, écris à la Régie, parle au Concierge, fonce sonner à leur porte à minuit en jouant avec un gros marteau à la main. Tu es dans ton droit selon la Loi Suisse… La suite ? Elle n’aura jamais lieu.
Minuit et demi. Le téléphone sonne à nouveau et cette fois c’est un torrent de rires et mots joyeux…
Bonne Année, c’est moi. Je bois du Champagne à ta santé. Allez, on trinque….
C’est Plume qui rit sur sa tablette, la joie dans les yeux et son habituelle allure extravagante. Treize chats l’entourent et deux gros chiens dorment à ses pieds. Quand les Fées l’ont envoyée sur Terre, elles se sont trompées de Planète, car elle si elle a la magie des doigts et du langage, elle en manque complètement avec l’argent, si important de nos jours. Pauvre Petite, devenue la proie des Poursuites… Je n’ai plus que 20 Euros jusqu’à la fin du mois ! Mais j’ai pu acheter des jolies feuilles de salade pour les oies.
« OK. On trinque… »
« Que vas-tu faire ces prochains jours ? »
« Moi ? Je vais attendre les hirondelles. »
