La Passagère Aux Chaussures Rouges

Arrêt Meyrin-Gravière, un beau matin ensoleillé. Le tram 14 est presque vide. Sur la banquette de l’autre côté du couloir, une jolie femme, plus toute jeune, mais l’air si heureux qu’elle attire mon attention. Toute emmitouflée de blanc, bonnet, écharpe, pulls superposés et… pieds nus dans de ravissantes petites chaussures rouges ! Je la regarde discrètement interloquée: elle tousse, se mouche bruyamment, éternue, renifle. Eh bien, Je ne suis pas la seule optimiste à enlever mes collants dans l’enthousiasme d’un rayon de soleil! Les microbes voltigent gaiement dans l’air. Le tram roule en silence et le temps passe. Soudain, l’inconnue se tourne vers moi avec un grand sourire. Voilà, me dis-je, elle va s’excuser de nous tousser à la figure ou me demander un mouchoir en papier. Mais non.

« Madame, vous avez vu le petit nuage blanc, la haut, dans le ciel ? » Je me baisse vers sa vitre et en effet un ravissant flocon blanc se balade, tout petit, mousseux, bien rond, dans le ciel bleu entre deux immeubles. »
« On en mangerait de bonheur, vous êtes d’accord ? »
« Manger de bonheur » oui, souvent, mais un nuage… Je pense alors à la merveilleuse « polenta » de mon amie, Béa qui s’enroule autour de la langue comme un mousseux et savoureux flocon, lui ai-je dit un jour. Elle mélange deux farines, les remue sur le feu pendant quarante minutes et ensuite fait couler un filet d’huile d’olive sur la masse odorante, ajoute du parmesan râpé… un vrais goût de bonheur !

Et toujours à mi-voix : « Vous aimez les nuages ? Je voyage beaucoup mais les plus beaux je les ai vu en Patagonie.  Vous connaissez ?»
Je connais. Là-bas, il fait toujours beau et mauvais en même temps, alors les rayons de soleil et la pluie colorent les nuages d’une façon inoubliable. »
La passagère heureuse éternue, crachote, se mouche avec entrain.

«Vous savez, j’ai trouvé un jour un bouquin sur les «Nuages dans la Peinture de la Renaissance». Vous connaissez NOZ ?, c’est un endroit vraiment spécial, tout près de Meyrin, en France voisine. On y trouve des bouquins d’art neufs pour même pas 5 Euros. Mais si vous aimez les boutiques chic en ligne et les grands magasins aux rayons tirés au cordeau, ne vous y arrêtez pas. Il faut y aller avec des copines pour vous amuser ou comme un gamin émoustillé qui part à la chasse au trésor. C’est un hangar tristounet, poussez la porte et ouvrez grand les yeux… des immenses bacs sur des chevalets pleins de fouillis et de bric-à-brac, une jeunette qui s’ennuie à la Caisse… et à vous de chercher… alors la chasse au trésor peux commencer. Livres, CD, casseroles, crèmes de beauté, lunettes, jouets, papier pour imprimantes, outils de jardinage, selon les arrivées et un jour, un bac plein de minuscule lingerie féminine, style danseuses de Moulin Rouge.  Ce qui a fait le bonheur de plusieurs femmes maghrébines, énormes et tristounettes, qui soudain folles de joie, ont tout emporté en jacassant.»

Elle rigole. Silence et crachotements. Plus tard:

« Vous connaissez le Musée Guggenheim de New-York ?» et nous voilà bavardant musées comme deux copines. «Et celui de Bilbao ? »
« Pas encore mais je rêve d’y aller. Là, je descends.»
« Alors à un de ces jours à Bilbao. Au-revoir »

Le tram repart en emportant la voyageuse enrhumée, son joli visage contre la vitre à la recherche, sans doute, d’un petit nuage à gober avec les yeux…