Yeux fermés

« Alors, les Filles, vous venez avec moi à la Fête du Solstice d’Été ? »
« A la Fête du quoi… »
« Mais oui, du Solstice, vous savez bien, en Été le Soleil s’éloigne de l’Equateur, alors la Terre se rebiffe: orages, inondations, tempêtes et pluie, pluie comme aujourd’hui ! »

« Tu es sûre de ce que tu dis ? »
« Et la Lune, alors, quelles misères elle nous prépare ? »
« Mais rien… elle s’occupe des marées qu’elle fait monter et descendre plus que d’habitude. »
« Bof… Pourquoi pas et si en plus il y a un bon buffet… »

Et nous voilà dans la Villa du Jardin Alpin en fin d’après-midi, la pluie s’est calmée et Rousseau est à l’honneur comme partout à Genève. C’est plein de monde. Des grands-parents et des petits-enfants qui courent bruyamment entre les jambes des adultes un morceau de gâteau à la main. L’Artiste, un charmant Monsieur grisonnant, ouvre une bouteille d’un très bon vin rouge et m’explique la passion pour les plantes qu’avait Rousseau. C’est vrai que toutes sortes d’herbes sauvages recouvrent les divers portraits du Philosophe. Tout ceci me laisse perplexe… Pendant ce temps, mes copines vont et viennent avec élégance et dextérité du buffet aux tableaux… On ne les voit pas cueillir entre deux doigts bouchées-de-reine, petits fours et mini-tartines au saumon et les avaler discrètement. Leur rouge-à-lèvres est parfait et le sourire éclatant. Vraiment, bravo. Elles s’approchent nonchalamment: « Nous avons soupé » murmurent-elles, « Nous rentrons maintenant. »

Dans la Maison annexe la fête se déroule également : petites lumières rouges sur les longues tables installées sous les arbres magnifiques du Jardin, bruit de nombreux jeunes qui préparent à souper, musique joyeuse, interpellations éclectiques…et on fume, on fume… Dans la salle l’exposition bat son plein et les murs sont recouverts de couleurs chatoyantes et joyeuses. Je me promène avec mon verre à la main quand, soudain, une jeune fille attire mon attention. Elle est tournée vers la fenêtre, ses longs cheveux noirs glissant sur ses épaules dénudées, un peu en désordre ; elle a un petit nez retroussé qui me rappelle quelqu’un, mais qui… ? Je me rapproche… elle est de profil, ne bouge pas, ses yeux sont fermés et elle semble plongée dans des rêves profonds. Je m’arrête… Bruit de vagues marines, vent du Sud, galop de chevaux, rires de gamines aux longs cheveux qui courent et dansent. C’était très loin d’ici, très loin dans le temps.
Je me retourne vers l’artiste, qui me sourit, toute petite et menue, habillée de blanc, jolie comme tout. Une empathie soudaine nous enveloppe toutes les deux. Ania c’est un joli prénom polonais, elle a une délicieuse voix chantante, elle a quitté la Pologne à seize ans, on a eu un peu la même histoire, mamans qui ont élevé toutes seules leur fils unique, qui sera pour toujours l’amour de leur vie ! On se comprend.

« Venez me voir, j’habite à mille mètres au-dessus de Rolle dans une grande maison » Bien sûr que j’irais. « Ania, comment s’appelle la jeune fille, là-bas au fond de la salle, avec son adorable petit nez ? Elle me rappelle ma petite-fille qui a 25 ans et vient d’avoir son Bachelor. Je l’adore » « Ah ! C’est « Yeux fermés » Vous la voulez ? Je vous fais un prix. »

Deux jours plus tard, à la fermeture de l’Exposition je retourne voir Ania. Son mari décroche les tableaux. Salle vide, grand silence. Et puis froissement de papier d’emballage, petits ciseaux d’Ania qui tombent sur le sol. Menus bruits d’une journée heureuse. « Vous savez, le vôtre est le premier tableau que j’ai vendu. C’est aussi ma première exposition. Maintenant je sais que je vais continuer à peindre ! »

Au revoir, Ania, je viendrai vous voir à Rolle, sûr, sûr.